Principes de gestion des cybermarchés
par Yves Chirouze, novembre 2001

Principes de gestion des cybermarchés :
la loi des 20/80, la focalisation stratégique et le cybermarchéage


par Yves CHIROUZE

L'Agora de la Cybermercatique, novembre 2001





A force d'expériences, de réussites et d'échecs, le modèle économique du cybercommerce se construit progressivement.
La décision prise par le cybermarché national Houra.fr de supprimer ses services de livraison dans 64 départements français sur 95 est importante à analyser, dans le cadre d'une démarche inductive, pour tenter d'en tirer des lois générales.


1- La focalisation stratégique : d'une politique de couverture à une politique ciblée

Cette décision de repli peut paraître surprenante alors que Houra.fr a récemment atteint la 300.000ème commande depuis son ouverture et, qu'en moyenne, le cybermarché enregistre entre 4.000 et 6.000 commandes par semaine.
Houra se différenciait, en outre, de ses concurrents en étant le seul cybermarché à proposer en ligne un assortiment de 50 000 références (de biens de grande consommation tels que des produits d'épicerie, des produits frais, des boissons, des produits d'hygiène, etc. de biens d'équipement tels que de l'électroménager, de la hifi-vidéo, des articles de jardinage, de puériculture, etc. et des biens de loisir comme des jouets, des articles de sport et de bricolage ...) avec la possibilité d'être livré à domicile sur l'ensemble du territoire national.
Plusieurs raisons sont invoquées par les dirigeants de la filiale Internet du Groupe Cora, notamment : - le niveau des commandes extrêmement faible dans certaines régions françaises, - le trop petit nombre de femmes actives connectées à Internet alors que cette clientèle constituerait le "cœur de cible" du site marchand, - le fait que certaines zones géographiques accuseraient un trop grand retard en matière d'accès à Internet. Toutefois, comme on peut le lire dans L'abeille du Web du 8 novembre 2001 : " on se demande si le supermarché en ligne n'aurait pas d'autres raisons de réduire ainsi de 70% sa zone de chalandise. En effet, si on peut éventuellement comprendre la suppression de départements comme l'Ardèche ou la Creuse (statistiquement moins urbanisés et moins connectés au réseau), on a en revanche un peu de mal à trouver une justification à l'éviction de zones comme la Loire-Atlantique (Nantes) ou l'Ille-et-Vilaine (Rennes), abritant de grosses agglomérations dont on ne peut pas dire qu'elles soient à
la traîne en manière d'Internet".

A entendre dans différentes émissions radiophoniques consacrées aux cybercourses, le 9 novembre 2001, les commentaires désabusés des clients du cybermarché Houra.fr qui perdent la possibilité d'être livrés, le choix stratégique de renoncer à la couverture nationale pris par Houra.fr aura des répercussions sur l'image de la cyberenseigne et laissera un hiatus, donc une occasion de développement, pour les autres enseignes de commerce en ligne qui ont opté, dans un premier temps, pour une stratégie de ciblage géographique.
Dans les départements abandonnés, les clients de Houra.fr sont, en effet, d'ores et déjà à la recherche d'une autre solution de cyberachat et d'un service de livraison à domicile qui leur apporte la commodité voire davantage encore pour les personnes handicapées, les non-possesseurs de voiture, les malades, etc.
Les dirigeants de Houra.fr reconnaissent implicitement que ce repli stratégique, dans le but d'améliorer la rentabilité, n'est pas forcément une bonne chose du point de vue commercial.
C'est pourquoi, Houra étudie la possibilité d'ouvrir, pendant l'été, certains départements où les commandes sont plus nombreuses avec l'afflux de vacanciers, comme la Loire-Atlantique et l'Ile-et-Vilaine.
Mais, n'est-ce pas un coup de bluff pour éviter que des concurrents ne s'y implantent ? A qui fera-t-on croire, en effet, que les vacanciers se déplacent, en nombre suffisant, avec leur ordinateur et leur modem ?

Une autre question vient à l'esprit : la véritable raison du renoncement à la stratégie de couverture pour une stratégie de ciblage géographique n'est-elle pas stratégico-financière ?
En focalisant leurs efforts sur certaines zones géographiques, plutôt que de chercher à couvrir l'ensemble du territoire, les responsables de Houra.fr espèrent, en effet, atteindre la rentabilité à la fin de 2002.
Or, cet objectif ambitieux n'est-il pas imposé par le retrait du Groupe Carrefour du capital de Cora et l'intérêt que porte le Groupe Casino - très engagé dans le cybercommerce, avec ses sites marchands c-mescourses et c-macave, notamment - au Groupe Cora, déjà partenaires dans la centrale d'achat Opéra ?
Opéra est, en effet, la centrale d'achats commune des Groupes Casino et Cora. Il s'agit d'une association paritaire dont Casino et Cora détiennent chacun 50 %.
Opéra effectue plus de 75 % de l'achat des deux groupes et permet ainsi à plus de 11 millions de clients de faire leurs courses dans 178 hypermarchés, 1 805 supermarchés et 3 241 supérettes.
Le site de la centrale Opéra, opera-sas.com, vante, cartes géographiques à l'appui, les complémentarités des deux groupes : la parfaite complémentarité des supermarchés, celle, tout aussi bonne, des hypermarchés, la convergence des organisations, etc. Comment ne pas penser à la complémentarité des deux cybermarchés approvisionnés par Opéra : houra et c-online ?
Le premier devance le deuxième en termes de chiffre d'affaires et de couverture territoriale, le deuxième avec ses boutiques Web généraliste (c-mescourses) et spécialisées (c-macave, par exemple) semble être plus performant en matière de rentabilité et de délai de livraison.



2- La loi des 20/80

La loi des 20/80 est une autre explication de cette focalisation stratégique. Pierre Bouriez, Président Directeur Général de Houra.fr, n'a-t-il pas déclaré que les 31 départements conservés représentaient 96% de la clientèle du site.? " Nous avons cessé de livrer les départements où nous n'avions quasiment pas de livraisons. Cela nous coûtait très cher, sans espoir de rentabilité à long terme. En général, nous enregistrions moins d'une commande par jour dans ces zones. Les 31 départements restant représentent 96% de nos livraisons actuelles".
Dans un article publié en avril 2001, nous faisions déjà remarquer que le cybercommerce, comme de nombreux phénomènes économiques, obéissait à une loi de distribution asymétrique ou de Galton, loi qui prit le nom de l'économiste Pareto qui constata, au début du XXème siècle, que 15% des contribuables payaient 85% du total des impôts. La loi de Pareto se vérifie, bien sûr, dans les affaires, monde dans lequel elle est plus connue sous le nom de loi des 20/80. Il est fréquent, en effet, que 20% des premiers gros clients d'une entreprise représentent 80% du chiffre d'affaires, que 20% des produits génèrent 80% de la marge totale de la firme, etc.
Dans le cybercommerce, il n'est donc pas étonnant que la loi des 20/80 s'applique également, quoique dans des proportions parfois différentes.
Ainsi, dans un article publié dans la Tribune du 16 mars 2001, Ingrid Seithumer écrivait que " les sites alimentaires, dans leur volonté d'occuper rapidement le marché ne se seraient pas suffisamment concentrés sur deux catégories à privilégier : - les clients pressés - et les familles modernes rompues à l'utilisation des nouvelles technologies. Car, si ces segments ne représentent que 17% de la population réelle, ils réalisent 50% du chiffre d'affaires du commerce alimentaire en ligne européen ".


3- La réallocation des ressources au profit du cyberassortiment et de la cyberlogistique

L'existence d'une loi des 20/80 conduit généralement à réaffecter les moyens humains, financiers, logistiques, etc. dont dispose l'entreprise.
Selon les responsables de Houra.fr, l'abandon de 64 zones d'activités, poids morts, permettrait donc de financer le développement d'activités prometteuses d'avenir et à fortes marges telles que la livraison de produits frais. Cette hypothèse est, cependant, peu vérifiable concrètement dans la mesure où les résultats commerciaux et financiers des cybermarchés, Houra.fr compris, restent confidentiels.
Houra.fr espère un doublement de son chiffre d'affaires en 2001 et compte plus sur un gain de productivité dans la préparation des commandes que sur la conquête commerciale pour améliorer sa rentabilité.
Les deux éléments moteurs de son nouveau cybermarchéage sont le cyberassortiment et la cyberlogistique.
Houra.fr mise sur la réduction du nombre de départements desservis pour dégager des forces et des moyens qui lui permettront de développer, plus rapidement, l'offre de "produits frais".
Lancé depuis mars 2001, le rayon frais (fruits et légumes, produits surgelés, etc.) est disponible dans 25 départements parmi ceux encore en activité. Les 6 départements restants devraient ouvrir leur rayon frais d'ici peu de temps.
En matière de cyberlogistique, Houra.fr avait, sans doute, conscience d'être moins performant que Telemarket, Ooshop, Auchan et c-mescourses.
Aussi, en février 2001, Houra a-t-il entièrement intégré sa logistique. Son département logistique est désormais composé de 150 personnes, dont une centaine est basée à son entrepôt de Bussy-Saint-Georges (Seine-et-Marne).
Avec la mise en œuvre de ce nouveau marchéage, Houra espère atteindre le seuil de rentabilité en fin 2002, soit près d'un an avant l'échéance prévue dans le calendrier fixé postérieurement au repli stratégique. C-mescourses du Groupe Casino escompte, de son côté, franchir le point mort en début 2002.
Ces rapprochements d'objectifs, les intérêts communs au sein de la centrale Opéra, les complémentarités géographiques dans tous les canaux, hypermarchés, supermarchés et cybermarchés ne peuvent que nous laisser penser qu'une fusion des deux groupes est plus que jamais d'actualité.





BIBLIOGRAPHIE


- Benchmark Group, Le tableau comparatif des cybermarchés français, Le Journal du Net, journaldunet.com/dossiers/cybermarches/tablo, novembre 2001
- Biché (Alexandra) - e-logistique : qui va gagner ?- JDNet Solutions, solutions.journaldunet.com/dossiers/e-logistique/intro.shtml, novembre 2000
- Chétochine (Georges) - Quelle distribution pour 2020 ? Les hypermarchés vont-
ils disparaître ? - Editions Liaisons, 1998
- Chirouze (Yves) - Existe-t-il un modèle économique fiable en cybercommerce ? -
L'Agora de la Cybermercatique, cybermercatique.free.fr, avril 2001
- Chirouze (Yves) - Internet : une nouvelle chance pour la stratégie de distribution multi-canaux - L'Agora de la Cybermercatique, cybermercatique.free.fr, février 2001
- Chirouze (Yves) - Le marketing stratégique : stratégie, segmentation, positionnement, marketing-mix et politique d'offre, Ellipses, 222 pages, 1995
- Chirouze (Yves) - Le cybermarchéage des cybercavistes, L'Agora de la Cybermercatique, cybermercatique.free.fr, septembre 2001
- Contamine (Benoît) - Le dimensionnement de la solution est l'un des facteurs clefs du CRM analytique - Le JDNet Solutions, solutions.journaldunet.com, 06/11/2001
- Déclic - La logistique, nerf du commerce électronique - declic.net/francais/savoir/dossier/logistique.htm, novembre 2000
- Dumont (Estelle) - Les cybermarchés éclipsent le petit commerce en ligne - ZDNet, news.zdnet.fr, 7 septembre 2001
- E-marketing - Comment mettre en place un site de e-commerce - e-marketing.fr, novembre 2000
- Gauthier (Philippe) - Le commerce électronique ressemble à la vente des céréales - Cybersciences, w3.cybersciences.com, février 2001
- Opéra, Opéraline, w3.opera-sas.com
- Santrot (Florence) - Houra.fr arrête son activité dans 64 départements, Le Journal du Net, journaldunet.com, 6 novembre 2001